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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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gazés, verdâtres, croisaient, encore hâlés, puissants, entiers, les
mutilés, les gazés de demain. Certains morts de demain riaient de toutes leurs
dents. L’obscurité de Paris, la détresse des femmes dans ses faubourgs, par les
durs froids de février, la fièvre éreintante de ses boulevards charriant sans
cesse une immense armée décomposée, l’intimité malade de quelques demeures où
la guerre entrait avec l’air respiré comme un gaz doucement asphyxiant, me
restaient dans les nerfs mêmes. Et plus au nord encore, un peu plus au nord, je
savais, Jurien, ces tranchées du Mort-Homme dont tu me racontais, sous les
palmiers de la plaza de Cataluña, par de si merveilleuses soirées rafraîchies
au souffle du large que la volupté de vivre vibrait dans chaque lumière, dans
chaque silhouette et dans les soupirs rauques du vagabond qui dormait, tous
muscles délicieusement détendus, sur le banc voisin, – dont tu me racontais l’odeur
de pourriture et de défécations. Un éclat d’obus t’avait couché, guetteur amer,
au bord d’une feuillée. Tu avais vu ton sang, – le dernier, croyais-tu, – se
mêler à l’ordure.
    (« Et je m’en foutais, disais-tu, je m’en foutais, tu
comprends ? Mourir ici ou là, ainsi ou autrement, ça m’était bien égal. C’était
également idiot… – Mais cette odeur m’asphyxiait. »)
    Puis les villages anéantis, les villes détruites, les bois
fauchés, images moins nettes, reflets de photos ; et, plus acide, plus
exaltant que tout, rongeant, corrodant, le langage des cartes. L’appel des
cartes me donnait depuis l’enfance une sorte de vertige. Je les contemplais, je
les apprenais par cœur à douze ans, avec un désir obstiné et désespéré de
connaître tous les pays, toutes les mers, toutes les jungles, toutes les villes.
Désespéré, ce désir, parce que l’arrière-pensée que je n’irais pas à Ceylan, que
je ne remonterais par l’Orénoque en pirogue, le Mékong en canonnière, me
transportait d’une sourde peine irritante. Les cartes parlaient maintenant de
leur voix sereine un épouvantable langage. Canonnades sur l’Yser et sur le Vardar,
sur la Piave et sur l’Euphrate, zeppelins sur Londres, gothas [1] sur Venise. Du
sang sur les Carpathes et du sang sur les Vosges. Résistance de Verdun, prodigieuse
fosse commune, écrasement de la Roumanie, bataille des îles Falkland, campagne
du Cameroun. Toutes les mers – où l’enfant suivait le tracé des routes suivies
par les vaisseaux – étaient des tombes.
    Comment vivre dans cette ville, allongée le long du golfe, parée
le soir d’un million de lumières, comme une odalisque endormie sur la plage, comment
y vivre avec ce sentiment aigu de l’absurde torture infligée à l’Europe ? Je
ne sais pourquoi, peut-être à cause de Jurien qui lui-même n’y pensait plus, je
pensais obstinément aux guetteurs des tranchées, à ces soldats silencieux, terrés
dans leurs trous – tenant déjà dans la terre aussi peu de place que les morts –
les yeux seuls vivants, scrutant un horizon morne de boue, de barbelés – et, nécessairement,
une main décharnée jaillissant du sol – dans l’étroite bande de terre qui n’est
à personne, n’étant qu’à la mort – no mans’ land. Pareils, dans leurs
silences, sous des casques à peine différents, bosselés par les mêmes heurts et
protégeant les mêmes cerveaux de bête humaine aux abois, des deux côtés de la
tranchée… Guetteurs, guetteurs frères se guettant les uns les autres, guettés
par la mort, ils veillaient nuit et jour aux frontières de la vie même et j’étais
là, moi, je marchais sous les palmiers de la plaza, le pied souple dans les
espadrilles, les yeux ravis par les fêtes de lumière de la Méditerranée, je
gravissais les sentiers de Montjuich, je m’arrêtais devant les vitrines des
orfèvres de la calle Fernando, inondée le soir de lumière comme sous un
ruissellement immobilisé d’énormes diamants, je suivais le chemin de Miramar, taillé
dans le roc, au-dessus de la mer, je vivais comme cette ville, sans angoisse, sûr
de n’être point tué, sûr de ne point souffrir demain dans ma chair, j’avais ces
boulevards – ces ramblas – riches à profusion de fleurs, d’oiseaux, de
femmes et de chaudes voix masculines, j’avais les livres, j’avais les camarades.
Comment était-ce possible ? – N’y avait-il pas là quelque énorme iniquité,
quelque énorme absurdité ?
    La nuit
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