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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force
Autoren: Victor Serge
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sous-marin allemand, était leur meilleur copain. Ils
lui faisaient lire tour à tour Kropotkine et Stirner. Et le marin qui n’avait
pensé qu’à sauver sa peau destinée à pourrir dans un cercueil d’acier, découvrait,
grâce à eux, dans ce qu’il avait cru sa lâcheté, une source nouvelle de force
et de fierté. Nous avions souri de l’entendre prononcer la première fois – sans
le ton juste – le mot « camarade ».
    Il y avait encore un Russe athlétique et sensé, Lejeune, bel
homme élégant et grisonnant qui, plus jeune, s’était longtemps appelé Levieux :
Maud, sa compagne, jeune femme usée, sans âge précis, qui avait un corps de
gamin nerveux, un profil gothique, des boucles brunes, des gestes un peu
saccadés de chatte ; et Tibio, el cartero, – le facteur – au large
visage césarien, au large front noblement porté, qui, ses lettres distribuées d’un
pas méthodique dans les bureaux des quartiers d’affaires, étudiait l’art de
vivre et commentait Nietzsche ; – il y avait le Belge Mathieu, l’italien
Riciotti, le photographe Daniel, et les Espagnols Dario, Bregat, Andrés, José
Mirio, Eusebio, Portez, Ribas, Santiago…
    Nous étions bien quarante ou cinquante venus de tous les
points du monde – jusqu’à un Japonais, le plus riche d’entre nous, étudiant à l’Université
–; et quelques milliers dans les usines et les ateliers de cette ville, des
camarades, c’est-à-dire plus que des frères, selon le sang et la loi, des
frères par une certaine communauté de pensées, de mœurs, de langue et d’entraide.
Aucune profession ne nous était étrangère. Nous avions toutes les origines. Ensemble
nous connaissions presque tous les pays du globe, à commencer par les cités du
travail et de la faim, à commencer par les prisons. Il y en avait parmi nous
qui ne croyaient plus qu’en eux-mêmes. Une foi ardente guidait les plus
nombreux. Il y avait des canailles, mais assez intelligentes pour ne point
transgresser trop ostensiblement la loi de solidarité. Nous nous reconnaissions
à la façon de prononcer certains mots et de jeter dans la conversation une
sonore monnaie d’idées. On se devait, sans règle écrite, entre camarades – et
fût-on le premier venu – la table, le gîte, l’asile, la peseta qui sauve dans
les heures noires, le douro (cent sous) qui tire d’embarras (mais après, débrouille-toi).
Aucune organisation ne nous liait, mais aucune n’eut jamais autant de
solidarité vivante et sure que notre fraternité de combattants sans chefs, sans
nom, sans règle et sans liens.

2. Pensée des guetteurs.
    J’avais connu, dans cette ville, qu’il ne suffit pas à
remplir la vie de la certitude de n’être point tué dans la journée, rêvée en ce
temps-là comme un bonheur suprême par trente millions d’hommes sur la terre d’Europe.
Il m’arrivait souvent d’éprouver, dans mes promenades sur le roc de Montjuich, la
sensation d’être à l’une des pointes du monde et l’étrange accablement qui en
résultait. Toujours confuse en moi, cette sensation atteignait ici, devant les
horizons, ou dans certaines marches, la nuit, à travers la ville heureuse, à
une clarté grave. Nous jouissions d’une paix singulière et cette ville, malgré
ce qu’elle recelait de luttes, de peine, de crasse dans ses taudis de famine et
ses callejitas infâmes était trop heureuse de vivre. Nous n’étions
pourtant qu’à cent-cinquante lieues des Pyrénées ; là commençait l’autre
univers, dominé par le canon. Plus de jeunes hommes dans les villages. On rencontrait
dans tous les trains les masques tannés des permissionnaires, aux regards aigus
et las sous le casque. Et plus on allait vers le Nord, plus le visage du pays
changeait, attristé, appauvri, angoissé. Visage fiévreux mais glacé de Paris, aux
grandes lumières éteintes le soir, rues noires des faubourgs où s’amoncelaient
les ordures, queues de femmes devant les mairies, foules denses sur les
boulevards où se mêlaient des uniformes sans nombre, moins disparates pourtant
que les faces et les mains des Canadiens, des Australiens, des Serbes, des
Belges, des Russes, des Portugais, des Néo-Zélandais, des Hindous, des
Sénégalais… La guerre brassait dans les tranchées le sang de tous les hommes ;
le même désir de vivre et de posséder la femme faisait errer sur les boulevards
des permissionnaires de toutes les races voués à toutes les morts imaginables. Des
mutilés, des
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