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Milena

Milena

Titel: Milena
Autoren: Margarete Buber-Neumann
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deuxième, ce que nous vivons maintenant, nous l’écrirons ensemble… »
Retrouvant l’usage de la parole, j’objectai timidement que je ne savais pas
écrire le moins du monde ; elle se campa alors devant moi, me saisit le
bout du nez d’un geste tendre, comme on le fait avec un jeune chien, et dit :
« Mais, Gretuschka, quelqu’un qui sait raconter comme toi sait aussi
écrire ! J’ai encore bien plus de difficultés que toi : je ne suis
pas même capable de décrire comment une personne franchit une porte ! Au
reste, tu dois le savoir, tout le monde est capable d’écrire, pour peu qu’il ne
soit pas totalement analphabète. Ce n’est là que l’effet pernicieux de l’éducation
que tu as reçue à l’école prussienne. Tu ne t’es pas encore remise de tes
rédactions ! »
    Quand on est né comme moi à Potsdam (au cœur de la Prusse), qu’on
y a été élevé, il n’est pas facile de parler de sentiments, de l’amour, de
profondes souffrances et de grands bonheurs. Milena, elle, ignorait de telles
inhibitions. Elle se moquait de moi et m’appelait la « petite Prussienne ».
Elle-même s’appelait toujours la « petite Tchèque » et ne ménageait
pas ses critiques à l’égard des traits nationaux de son peuple qu’elle aimait
tendrement et douloureusement tout à la fois. Mais je ne détectai jamais en
elle la moindre trace d’étroitesse nationale, alors même que le chauvinisme
prospérait à l’envi parmi les détenues des différentes nations représentées à
Ravensbrück.
    Milena, qui ne laissait aucune question sans réponse, sut
bientôt la grande détresse morale dans laquelle je me trouvais. Elle se mit un
jour à parler de Heinz Neumann. Elle voulait savoir quel genre d’homme il était.
Lorsqu’elle me demanda : « L’aimais-tu beaucoup ? », je ne
pus que retenir mes larmes, incapable de répondre. Trois années seulement
avaient passé depuis que Heinz avait disparu à Moscou, emmené par le NKVD ;
trois années pendant lesquelles je n’avais cessé d’imaginer le sort atroce qui
lui avait été sans doute réservé et avais perdu tout espoir de le revoir un
jour. Et voici que Milena rouvrait cette plaie. Le désespoir, si péniblement
refoulé, m’envahit. Peu nombreux sont ceux qui ont le don de consoler. Savoir
consoler, c’est savoir vivre, partager le chagrin de l’autre. Milena, elle, sut
m’aider à guérir, elle trouva le chemin de mon cœur.
    Chaque fois que nous nous rencontrions, j’étais effrayée par
sa pâleur et ses mains gonflées. Je savais qu’elle souffrait, que le froid la
torturait pendant les interminables appels sur l’allée du camp et que, la nuit,
les minces couvertures ne parvenaient pas à la réchauffer. Mais chaque fois que
je voulais parler de ses souffrances, elle passait en riant à un autre sujet, et
elle parvenait toujours à me distraire de mes soucis et de mes craintes. En
1940, son moral demeurait encore intact, elle était pleine de courage et d’initiative.
Sa force de caractère l’emportait encore sur son corps affaibli.
    Au reste, je savais parfaitement qu’elle souffrait de la
faim, mais elle n’en disait jamais un mot. Un jour, je n’y tins plus, car je ne
connaissais que trop bien ces tourments : je lui donnai ma ration de pain.
Irritée, elle me la rendit. Sa réaction me demeura totalement incompréhensible.
Bien plus tard, elle m’expliqua pourquoi elle avait agi ainsi. La simple idée
que je lui donne du pain l’avait horrifiée car, dans notre amitié, elle voulait
être celle qui donne. Elle voulait être celle qui offre, celle qui prend soin
de l’autre. Lorsque je lui racontai que j’avais des parents, une mère et des
sœurs, elle parut déçue, voire malheureuse. Elle souhaitait que je sois seule
au monde, dépendant seulement de son aide, du soin qu’elle prenait de moi. Pour
elle, amitié était synonyme de tout-faire-pour-l’autre, se sacrifier pour lui.
    *
    La façon d’être de Milena constituait à elle seule une
constante protestation contre le régime du camp. Jamais elle ne s’intégrait
correctement aux rangs par cinq, jamais elle ne se tenait comme le prescrivait
le règlement lors des appels, elle ne se hâtait pas lorsqu’il fallait exécuter
un ordre, elle ne flattait pas ses supérieurs. Pas un mot qui sortait de sa
bouche n’était « conforme à l’ordre du camp ». Curieusement, sa supériorité
intellectuelle et morale impressionnait les SS ;
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