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Milena

Milena

Titel: Milena
Autoren: Margarete Buber-Neumann
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d’autres ; elles ne pouvaient faire un pas, dire
un mot sans se heurter à une autre, à une inconnue tout aussi souffrante qu’elle.
Parmi cette masse, il y avait peut-être, dans chaque baraque, quelques
personnes vers lesquelles on se sentait attiré ; mais chacune trouvait la
grande majorité des autres insupportables dans tous leurs mouvements
élémentaires. Les SS faisaient geler les femmes, ils les affamaient, les
faisaient travailler dur, leur hurlaient après comme si elles étaient
infantiles, les humiliaient, les battaient même.
    Dès qu’il perd la liberté, tout individu se transforme
jusque dans ses racines les plus intimes. Mais lorsque les tourments quotidiens
de la détention incluent de surcroît la crainte permanente de la mort, le
détenu éprouve un choc si puissant que ses réactions ne peuvent plus être
caractérisées comme normales. Les uns manifestent une agressivité sans bornes
afin de défendre leur vie, les autres deviennent serviles et enclins à toutes
les trahisons, d’autres encore se résignent et tombent dans un désespoir sourd,
et ne se défendent ni contre la maladie ni contre la mort.
    Tout prisonnier doit traverser, au cours de son expérience
de la détention, différents stades. S’il ne parvient pas à surmonter le choc qu’il
éprouve lorsqu’il arrive au camp, sa vie est tout particulièrement menacée. On
doit, pour survivre, s’adapter d’une façon ou d’une autre à cette situation
extrême, on doit donner un sens à cette vie nouvelle – quelle qu’en soit l’horreur.
Se dépasser ainsi et trouver un nouvel équilibre, bien peu y parvenaient. Milena,
elle, y réussit, bien qu’elle soit arrivée malade au camp. Son énergie
spirituelle était telle que dès les premiers jours enfiévrés de son séjour à
Ravensbrück, elle manifestait un intérêt passionné pour le destin d’autres
détenues.
    À cette époque, Milena faisait encore partie des nouvelles
arrivantes qui étaient logées dans une baraque spéciale et faisaient à part
leur brève « promenade » quotidienne. Bravant l’interdiction, je me
mêlais à elles ; cela me m’était possible que parce que j’étais la Blockälteste de la baraque des Témoins de Jéhovah et portais à ce titre un brassard vert qui
me donnait une certaine liberté de mouvement dans le camp. Ainsi, Milena m’attendait
chaque jour au Mur des Lamentations. Je savais très précisément ce qu’enduraient
les femmes au cours des premières semaines passées au camp, lorsqu’elles en
étaient encore à en découvrir toute l’horreur. Mais Milena ne dit pas un mot
des tourments qu’elle avait personnellement connus. Lorsque nous avons fait
connaissance, elle était entièrement possédée par sa passion de reporter. Je n’ai
plus jamais rencontré, par la suite, quelqu’un qui dominât son métier de
journaliste comme elle. Milena savait poser des questions avec une grande force
et une extrême pénétration, elle avait la capacité d’instaurer, dès les
premières paroles qu’elle adressait à quelqu’un, une relation personnelle. Face
à son interlocuteur elle ne s’enfermait dans aucun rôle, et ne se cachait
derrière aucun masque. Elle créait, dans toute conversation, une atmosphère de
proximité, car elle s’identifiait à la personne qu’elle interrogeait. Elle
avait le don et la force de se mettre dans la peau de l’autre.
    Lorsqu’elle m’interrogeait sur ma vie en Russie soviétique, elle
semblait ne plus vivre, elle non plus, dans le moment présent. Son imagination
la transportait dans mon passé et elle réussissait ainsi à faire resurgir, à
remplir de chair et de sang bien des choses que j’avais depuis longtemps
oubliées. Elle ne voulait pas seulement connaître les événements, elle voulait
voir en chair et en os les personnes que j’avais rencontrées au cours de ma
longue marche à travers la captivité, savoir dans le détail ce qui
caractérisait chacune d’entre elles, savoir comment elles parlaient, ce dont
elles parlaient et même entendre les chansons que chantaient ces malheureux
dans ces camps lointains. Sa façon de poser les questions s’apparentait à un
acte créateur et je pus ainsi, pour la première fois, donner forme, en le
racontant, au récit de mon expérience. Tout se passait comme si Milena
transférait sur moi cette capacité qui lui était propre.
    Mais dans sa soif de savoir, elle ne se contentait pas du
récit chronologique de mon
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