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Les rêveries du promeneur solitaire

Les rêveries du promeneur solitaire

Titel: Les rêveries du promeneur solitaire
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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j'étais plus maltraité que je ne pensais. Je passai
la nuit sans connaître encore et sentir mon mal. Voici ce que je
sentis et trouvai le lendemain. J'avais la lèvre supérieure fendue
en dedans jusqu'au nez, en dehors la peau l'avait mieux garantie et
empêchait la totale séparation, quatre dents enfoncées à la
mâchoire supérieure, toute la partie du visage qui la couvre
extrêmement enflée et meurtrie, le pouce droit foulé et très gros
le pouce gauche grièvement blessé, le bras gauche foulé, le genou
gauche aussi très enflé et qu'une contusion forte et douloureuse
empêchait totalement de plier. Mais avec tout ce fracas rien de
brisé pas même une dent, bonheur qui tient du prodige dans une
chute comme celle-là. Voilà très fidèlement l'histoire de mon
accident. En peu de jours cette histoire se répandit dans Paris
tellement changée et défigurée qu'il était impossible d'y rien
reconnaître. J'aurais dû compter d'avance sur cette
métamorphose ; mais il s'y joignit tant de circonstances
bizarres ; tant de propos obscurs et de réticences
l'accompagnèrent, on m'en parlait d'un air si risiblement discret
que tous ces mystères m'inquiétèrent. J'ai toujours haï les
ténèbres, elles m'inspirent naturellement une horreur que celles
dont on m'environne depuis tant d'années n'ont pas dû diminuer.
Parmi toutes les singularités de cette époque je n'en remarquerai
qu'une, mais suffisante pour faire juger des autres. M. Lenoir,
lieutenant général de police, avec lequel je n'avais eu jamais
aucune relation, envoya son secrétaire s'informer de mes nouvelles,
et me faire d'instantes offres de services qui ne me parurent pas
dans la circonstance d'une grande utilité pour mon soulagement. Son
secrétaire ne laissa pas de me presser très vivement de me
prévaloir de ses offres, jusqu'à me dire que si je ne me fiais pas
à lui Je pouvais écrire directement à M. Lenoir. Ce grand
empressement et l'air de confidence qu'il y joignit me firent
comprendre qu'il y avait sous tout cela quelque mystère que je
cherchais vainement à pénétrer. Il n'en fallait pas tant pour
m'effaroucher surtout dans l'état d'agitation où mon accident et la
fièvre qui s'y était jointe avaient mis ma tête. Je me livrais à
mille conjectures inquiétantes et tristes, et je faisais sur tout
ce qui se passait autour de moi des commentaires qui marquaient
plutôt le délire de la fièvre que le sang-froid d'un homme qui ne
prend plus d'intérêt à rien.
    Un autre événement vint achever de troubler ma tranquillité.
Madame d'Ormoy m'avait recherché depuis quelques années, sans que
je pusse deviner pourquoi. De petits cadeaux affectés, de
fréquentes visites sans objet et sans plaisir me marquaient assez
un but secret à tout cela, mais ne me le montraient pas. Elle
m'avait parlé d'un roman qu'elle voulait faire pour le présenter à
la reine. Je lui avais dit ce que je pensais des femmes auteurs.
Elle m'avait fait entendre que ce projet avait pour but le
rétablissement de sa fortune pour lequel elle avait besoin de
protection ; je n'avais rien à répondre à cela. Elle me dit
depuis que n'ayant pu avoir accès auprès de la reine elle était
déterminée à donner son livre au public. Ce n'était plus le cas de
lui donner des conseils qu'elle ne me demandait pas, et qu'elle
n'aurait pas suivis. Elle m'avait parlé de me montrer auparavant le
manuscrit. Je la priai de n'en rien faire, et elle n'en fit rien Un
beau jour, durant ma convalescence, je reçus de sa part ce livre
tout imprimé et même relié, et je vis dans la préface de si grosses
louanges de moi, si maussadement plaquées et avec tant
d'affectation, que j'en fus désagréablement affecté. La rude
flagornerie qui s'y faisait sentir ne s'allia jamais avec la
bienveillance, mon cœur ne saurait se tromper là-dessus. Quelques
jours après, madame d'Ormoy me vint voir avec sa fille. Elle
m'apprit que son livre faisait le plus grand bruit à cause d'une
note qui le lui attirait ; j'avais à peine remarqué cette note
en parcourant rapidement ce roman. Je la relus après le départ de
madame d'Ormoy, j'en examinai la tournure, j'y crus trouver le
motif de ses visites, de ses cajoleries, des grosses louanges de sa
préface, et je jugeai que tout cela n'avait d'autre but que de
disposer le public à m'attribuer la note et par conséquent le blâme
qu'elle pouvait attirer à son auteur dans la circonstance où elle
était publiée. Je n'avais aucun
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