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Le Passé supplémentaire

Le Passé supplémentaire

Titel: Le Passé supplémentaire
Autoren: Pascal Sevran
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frapper les trois coups, elle s’affalait sur un fauteuil et attendait qu’on l’applaudisse.
    J’applaudissais donc.
    Valentine me chassait de derrière le piano où je me tenais caché.
    Mon grand-père n’en finissait pas d’écrire des Mémoires qu’il n’a jamais terminés.
    Le dernier vendredi de chaque mois, il s’en allait faire la lecture à son ami Maurras.
    — Lui seul peut comprendre, disait-il.
    Moi, Maurras, je ne l’ai vu qu’une fois. Un dimanche, à Barbizon.
    Valentine m’avait prévenu :
    — C’est un grand homme qui vient nous visiter aujourd’hui. Tâche d’être attentif et intelligent.
    Je ne l’ai pas trouvé si grand que cela. Il était accompagné d’un drôle de monsieur Gris qui toussait timidement.
    — Vous avez le regard d’un prince, mon garçon, m’a-t-il dit.
    Le drôle de monsieur Gris approuvait de la tête. Vingt ans plus tard, à Vichy, il ne m’a pas reconnu. Peut-être avais-je perdu mon regard de prince ?
    Ce n’est pas sans une certaine fierté que je me souviens du théâtre de ma jeunesse. Il est peuplé de gens riches et célèbres, que je croyais être nés pour rire et pour chanter, pour amuser le monde ou pour le gouverner.
    Lorsque j’ai compris que tous n’étaient pas heureux, j’ai dit ma déception à Cocteau, qui m’a répondu en se moquant de moi :
    « Il vaut mieux être riche, célèbre et pas heureux, que pauvre, inconnu et malheureux. »
    Eh oui, Cocteau aussi disait des bêtises…
    Je l’ai rencontré un mardi, dans les années 1920 et quelque chose. Avec mon grand-père, nous étions allés chercher Valentine, qui était l’invitée de Paul Poiret aux déjeuners qu’il donnait, le mardi de treize heures à quinze heures trente précises.
    Dans un cadre vieillot et parfumé comme une salle de bains d’actrice, le pacha du chiffon recevait des dames légères et des duchesses, des intellectuels de droite et des danseuses, Gabriele d’Annunzio et Harry Pilcer.
    Son épouse l’avait quitté. Pour se venger, il maltraitait les femmes du monde, qui adoraient cela. Il les habillait comme des clowns de luxe en leur récitant des fables de La Fontaine.
    Les Américains pillaient ses modèles. La chanteuse Lucienne Boyer les portait avec la grâce innocente des filles du peuple.
    En sortant de chez Poiret, ce mardi-là, ma grand-mère était trop primesautière, de l’avis de son mari.
    — Vous ne trouvez pas que le porto va bien à madame la comtesse ? lui demanda Cocteau, caressant.
    — Non, il ne vous réussit d’ailleurs pas mieux.
    Le comte aimait les hommes sérieux. Il ne pouvait pas s’entendre avec Jean.
    Offensé, le poète abandonna la comtesse à la scène de ménage qu’il venait de provoquer.
    Le mardi suivant, Valentine était malgré tout à l’heure au déjeuner de Poiret. Elle avait réussi à convaincre mon grand-père qu’elle mourrait neurasthénique s’il la privait de ses rendez-vous hebdomadaires chez le maître du falbala.
    — Frivole, vous êtes frivole, comme une gamine, et je me demande parfois si vous êtes digne d’être ma femme !
    Exprimée sur un ton sentencieux mais non dénué de tendresse, cette phrase n’inquiétait pas Valentine. Elle l’avait entendue cent fois sans broncher. À peine baissait-elle la tête pour la forme. Elle savait bien qu’il faut toujours laisser aux hommes l’illusion du pouvoir.
    « Méfie-toi du progrès, des curés et des femmes. »
    Mon grand-père avait raison !
    J’aimais beaucoup l’éblouissant Paris de l’après-guerre, tel que me le racontait mon cousin François.
    Pendant près d’une année, il a habité chez nous, avenue de Ségur. Mon grand-père était aussi le sien.
    François était de quinze ans mon aîné. Il aimait la vie, les femmes et la politique.
    Il était beau (nous étions beaux, dans la famille), arriviste aussi, non, ambitieux plutôt.
    C’était un fils de paysan, solide et décidé. On aurait dit qu’il restait encore un peu de boue limousine collée sous ses mocassins cirés.
    Il débarquait de Bellac, sa ville natale.
    Sa mère, Mathilde, fille du comte, notre grand-père, ne l’avait pas laissé monter dans la capitale sans réticence. Elle voulait qu’il soit notaire, au pays de M. Giraudoux.
    Son père, conseiller municipal, venait de mourir d’un « arrêt du cœur ».
    François me fait rêver comme personne. La nuit, j’attends qu’il rentre. Il vient s’asseoir au pied de mon lit.
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