Le Livre D'émeraude : Les Aventures De Cassandra Jamiston

reine semble s’être figée dans une attitude d’éternel veuvage. Elle
vit en recluse à Osborne ou à Balmoral, se détourne des affaires publiques. En
refusant désormais de jouer son rôle de souveraine, elle s’aliène l’affection
de ses sujets. Et comme si cela n’était pas suffisant, sa fortune lui est
reprochée. Le peuple lui fait grief d’une liste civile dont elle est seule à
profiter, des sommes énormes qu’elle perçoit de l’État pour des réceptions
qu’elle se refuse à donner.
    –  Les insolents, marmonna
lord Yarsfield.
    –  Vous
savez comme moi que la contestation croît de jour en jour, poursuivit Rupert
sans prendre garde à l’interruption. La reine Victoria a déjà échappé à deux
attentats depuis le début de son règne, et ces infâmes mouvements républicains
qu ’il encourage ne cessent de se développer. Si les choses continuent à
ce train, ce sera bientôt pour lui la voie royale, il lui suffira de se pencher pour ramasser la Couronne.
    –  Nous
savons tout cela en effet, acquiesça lord Greystone. Ce que nous ignorons en
revanche, c’est le moyen de contrer ses ambitions.
    Rupert
se dirigea vers la cheminée, récupéra sur la tablette son verre de brandy, en
avala une gorgée. Les flammes accusaient le relief de ses traits de rapace,
faisaient briller son monocle d’un éclat inquiétant.
    –  Pour
le moment, il est intouchable, reprit-il. Nous n’avons pas la moindre preuve contre lui, et
il en joue. Nous n’avons d’autre choix que d’observer et d’attendre. Tôt ou
tard, il commettra une erreur.
    Lord
Yarsfield s’agita dans son fauteuil, le visage rouge d’indignation.
    –  Attendre,
attendre ! Nous ne faisons que cela depuis des années. Jusqu’à quand devrons-nous
patienter ? Cet homme doit être neutralisé !
    –  Mais
je vous en prie, James, si vous connaissez un moyen, indiquez-le nous, rétorqua
Rupert d’un ton froid. Je suis pour ma part très curieux de l’entendre.
    Lord Yarsfield
s’empourpra davantage.
    –  Inutile
de vous montrer condescendant ! Dieu sait que vous n’êtes pas en position
de l’être…
    Malgré
l’habitude qu’il avait de ces insinuations, Rupert tressaillit. Un sourire
matois aux lèvres, lord Yarsfield poussa son avantage.
    –  Dois-je
vous rappeler, chuchota-t-il très distinctement, le scandale qui a souillé
votre famille voilà sept ans ? Ce mariage déshonorant…
    –  C’est
une vieille histoire, intervint lord Greystone, contrarié. Il est inutile d’y revenir.
Du reste, Rupert a su tourner cette malheureuse affaire à notre avantage en
recrutant cette femme. Nous ne pouvons nier qu’elle se montre très efficace
dans l’accomplissement de sa mission. Les informations qu’elle nous fournit
sont précieuses. Grâce à elle, nous savons qu’ il finance en sous-main les mouvements républicains en Angleterre ainsi que les
groupes indépendantistes irlandais. C’est elle encore qui nous a appris qu’ il avait reçu, pas plus tard que la semaine dernière, l’ambassadeur de Russie dans
sa villa de Lenno.
    –  Elle
finira par nous trahir, marmonna lord Yarsfield, les mains jointes sur son
ventre rebondi. Cette Aerith a la tromperie dans le sang.
    Ce
fut ce moment que choisit le sénile lord Linney pour lancer avec un total manque
d’à-propos :
    –  Allons,
messieurs, vous n’ignorez pas que, dès lors qu’une belle femme franchit le
seuil d’une pièce, le bon sens se sauve par la fenêtre. Et ma foi, cette
gourgandine d’Aerith était diablement séduisante !
    L’œil
égrillard, il ponctua sa remarque d’un rire strident qui ne trouva aucun écho
chez ses compagnons.
    Lord
Yarsfield lui jeta un regard sévère avant de poursuivre sa diatribe :
    –  Et
à quoi bon disposer de ces renseignements s’ils ne suffisent pas à le faire
arrêter ?
    –  Du
moins nous permettent-ils de conserver un certain contrôle de la situation,
répliqua Rupert.
    –  Contrôle
bien illusoire si vous voulez mon opinion ! Et comme si les choses
n’étaient pas déjà assez compliquées, nous devons à présent gérer ces meurtres
d’un goût douteux qui agitent la populace et paraissent tout droit sortis du
Moyen Âge !
    Rupert et lord Greystone
échangèrent un rapide coup d’œil.
    –  Huit
morts atroces depuis le début de l’année, murmura ce dernier en contemplant le
feu d’un air pensif, une chaque mois. Et la police piétine dans ses recherches…
    –