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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire
Autoren: Zoé Oldenbourg
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PREMIÈRE PARTIE
ADIEUX
    C’était le Gros qui était le maître, à présent.
    Mais on ne le tenait pas pour le vrai seigneur, on croyait toujours que le vieux allait revenir. Il était toujours revenu. On n’arrivait pas à croire que cette fois-ci il fût parti pour de bon.
    Il était parti trois dimanches avant la Noël.
    On le connaissait si bien dans le pays. C’était un très grand homme, robuste comme un sanglier, plus noir de visage qu’un garçon de ferme qui travaille aux champs. Il ne mettait pas de chapeau pour se protéger du soleil et du vent, et faisait une lieue à pied dans les marais tenant son cheval par les rênes, pour ne pas fatiguer la bête. Il s’attaquait seul au sanglier et à l’ours. Il avait le flair d’un chien pour trouver la piste du gibier.
    C’était un homme simple qui ne dédaignait jamais de s’asseoir par terre dans une hutte de bûcherons, et se contentait d’une tranche de pain au fromage pour son souper. Quand, surpris par le mauvais temps, il passait la nuit dans une cabane de paysan, il couchait toujours sur le côté pour ne pas prendre à lui seul toute la paillasse. Et il ne voyait jamais un petit enfant sans lui passer la main sur les cheveux pour le caresser.
    Il avait eu un grand malheur dans sa vie, le vieux maître : il avait perdu son fils, un garçon de vingt ans, mort de maladie en Terre Sainte. Il avait bien d’autres fils, mais c’était celui-là, l’aîné, qu’il aimait le mieux. Et depuis, on disait qu’il n’avait plus de joie à aimer ses autres enfants. Mais quand il apprenait qu’un homme, dans le pays, avait perdu un fils de vingt ans, il lui faisait rendre la valeur de sa taille pour l’année, et si l’homme appartenait aux moines ou à la commune de Chaource, il payait pour lui son impôt. Et depuis la mort de son enfant, il n’avait eu que des malheurs et de la malchance quinze années durant, et plus, si bien que dans le pays il n’y avait pas d’homme qui ne regrettât le beau garçon blanc couché en Terre Sainte. Car tout le monde aimait bien le vieux seigneur, bien qu’on le crût trop simple et d’humeur trop facile. On dit qu’un maître trop doux fait de mauvais serviteurs.
    À présent, il était parti, et voici comment : il n’était pas vieux, et encore en âge de porter les armes, mais depuis deux ans sa vue était devenue mauvaise à la suite de blessures reçues en Terre Sainte. Il ne sortait plus guère du château, ce qui devait être dur pour le grand chasseur qu’il était. Puis il était tombé malade. Et le Gros, son fils, était venu le voir. Et un beau jour, la veille de la Saint-Martin, il était assis dans la salle avec son fils et ses parents et ses hommes, et il avait à ses pieds un petit valet, fils d’un de ses cousins, nommé Bernard. Le Gros avait dit à Bernard de lui apporter de la bière, et le vieux avait dit : « Bernard, n’y va pas. » Bernard était allé quand même. Alors le vieux seigneur avait mis ses deux mains devant sa figure et était longtemps resté ainsi sans bouger.
    Deux jours après, il partait pour Troyes avec son fils, pour rendre son fief et en faire investir le Gros. Puis il se confessa et communia à la cathédrale de Troyes, dit adieu à ses amis et prit des habits de pèlerin. Les gens du pays le virent repasser par Linnières, en courte veste brune et en capuchon, les cheveux coupés court et la barbe toute tailladée ; n’étaient son œil borgne et sa grande taille, on ne l’eût jamais reconnu.
    Personne ne s’étonnait de ce qu’un homme voulût mettre dans les mains de Dieu une vie aussi malchanceuse ; malade et à moitié aveugle, il n’avait rien de mieux à faire que d’aller prier pour ses péchés. Dieu lui serait sûrement plus doux que le Gros, il n’est jamais bon pour un homme d’être plus faible que son fils.
    Le vieux était resté trois jours au château pour l’amour de sa vieille dame, car c’était une brave dame, et jamais il n’avait voulu se séparer d’elle, bien qu’elle n’eût ni terres ni riche parenté, et qu’elle fût sa première femme.
    Pendant trois jours, il était resté au château, couchant avec les valets dans de la paille et mangeant au bas de la table avec les palefreniers. Et la dame, en voyant cela, pleurait de pitié et de honte. Dieu sait que pour aucun de ses enfants elle n’avait tant souffert.
    Il était étendu par terre dans la chapelle, la face contre les dalles nues. Et la dame
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