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La passagère du France

La passagère du France

Titel: La passagère du France
Autoren: Bernadette Pecassou-Camebrac
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j’aurais choisie.
    L’officier avait écouté sans l’interrompre cette confession. Il savait que ce marin disait la vérité. Comment vit-on quand on porte depuis si longtemps un aussi terrible secret ? Comment supporte-t-on autant de violences enfouies au fond de soi ? Lui aussi avait souvent pensé à la mort de son père dans les débris des cuirassés, il avait imaginé les jeunes chairs broyées et entendu les cris de désespoir des marins. Lui aussi avait connu la violence, mais il n’avait jamais fait couler aucun sang, d’aucune sorte. Il se revit à l’âge de dix ans, les gâteaux de la grand-mère, les récits du grand-père et les doux baisers de sa mère qui l’embrassait le soir. Comme elle était loin de son enfance, la violence de celle d’Andrei.
    Le marin regardait l’officier droit dans les yeux, d’un regard qui ne demandait aucun pardon, qui n’attendait aucune compassion. Il voulait juste que l’officier accède à sa demande. Pierre Vercors accepta. Il transmettrait le message. Andrei remercia. Il avait déjà fait quelques pas pour s’en aller quand il se retourna et désigna la valise de l’officier.
    — J’aurais tant aimé être utile à quelqu’un, dit-il. Je pars parce que je suis détruit. Je ne sais pas pourquoi vous avez cette valise à la main, mais, ce que je sais, c’est que vous, vous n’êtes pas détruit. Ça se voit au premier coup d’oeil. Moi, si j’avais la chance d’être à votre place, je resterais. Et je serais heureux.
    Il avait prononcé ces mots sans amertume, avec douceur. Et il était parti.
    Quand Andrei eut disparu, l’officier était resté un moment sans bouger. Puis il avait posé sa valise et il était allé vers Chantal. Elle s’était retournée d’un seul coup et, en le voyant, elle avait poussé un cri de terreur. Il lui avait tout raconté, tout ce qu’avait dit le marin. Que faire d’autre ? Elle l’écouta, s’effondra à son tour et raconta aussi, sa famille, Gérard, Andrei, et cette histoire de bouteille brisée qui les avait minés durant tout ce voyage et qui était la cause de tout. Elle ne s’arrêtait plus. Elle avait besoin de parler. Elle raconta alors l’espoir donné par Sophie, la passagère du salon Provence qui avait voulu les aider, et Jackie Kennedy qui n’avait rien dit et rien fait. L’officier comprenait au fur et à mesure et démêlait les fils de ces vies suspendues les unes aux autres par des secrets et des drames. Il dit alors à Chantal les choses simples qu’on dit pour apaiser les douleurs. Il dit que tout s’arrangeait, que les marins qui partent reviennent tous un jour, que tout passe. Elle avait eu du cran. Malgré sa souffrance elle l’avait remercié, puis elle était retournée au travail. Alors il était allé chercher sa valise. Il savait déjà qu’il ne partirait plus. Les mots d’Andrei avaient eu sur lui un effet très puissant : « Mais si j’avais la chance d’être à votre place, je resterais. Et je serais heureux. » Il avait rangé ses affaires dans sa cabine et enfilé son uniforme. Puis il avait rejoint la salle Chambord pour la soirée et le bal. Il avait fait au mieux pour Chantal et son frère et il avait convaincu Jackie Kennedy de dire un mot en leur faveur.
    Le destin venait d’imposer ses choix à l’officier Vercors. Tout le monde ne pouvait quitter le navire. Quel que soit le passé, il faudrait toujours des hommes pour traverser les tempêtes et arriver aux ports. L’officier était de ces hommes. Il avait compris le message du destin et il s’y pliait. Sa vie serait une ligne droite.
    Quand il quitta la timonerie, ce matin-là, l’aube blanchissait la ville. Il avait fait son devoir, il avait été au bal et il était revenu dire à Chantal de ne plus s’inquiéter pour son frère. Elle avait remercié, mais il avait senti qu’en elle quelque chose était brisé. Maintenant il était à son poste. Il se sentait délivré. Il huma l’air du port de New York. Ça sentait l’iode et le mazout, comme dans tous les ports du monde. Il pensa à Andrei. Pourquoi avait-il laissé ce marin quitter le France ? C’est la question qu’on lui poserait. Qu’allait-il répondre ? Qu’il comprenait ce marin parce qu’il partait lui-même, qu’il n’était plus à ce moment précis l’officier Vercors, mais simplement Pierre Vercors ? Il se dit qu’il verrait bien et il s’engagea sur le pont.

 
    52
    Quand Sophie ouvrit les yeux, il se tenait
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