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La passagère du France

La passagère du France

Titel: La passagère du France
Autoren: Bernadette Pecassou-Camebrac
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fascinait pas Sophie. Ces affiches au bleu version méditerranéenne ne provoquaient en elle aucun frisson. Sophie aimait les vagues qui se fracassent sur les rochers rugueux. Elle aimait la furie des mers et les pays sauvages que l’homme n’a jamais pu dompter, elle pressentait que là se passaient les choses les plus profondes. Quand l’homme devient tout petit face à la puissance des éléments et qu’alors, pour rester vivant, il doit lutter.
    Sophie aimait déceler la trace de cette lutte sur le visage des hommes. Elle se méfiait des figures trop lisses qui semblent avoir glissé entre les coups du sort, comme s’ils avaient trop habilement manoeuvré. L’enfance de Sophie avait été un paradis, comme sa prime jeunesse, mais elle croyait au destin et devinait qu’il n’épargne personne. Le sien se dévoilerait un jour de grand vent et de violente tempête. Il balaierait tout sur son passage, la banalité des jours et l’ennui, rien ne lui résisterait. Pas même elle.
    En cet instant précis, dans son fauteuil moderne de cuir et de métal, portée par le France sur l’invisible océan, elle se sentait comme sur ses terres, à l’abri. Sur le tapis vieil or un guéridon au plateau de verre reflétait une flamme de laque qui semblait y danser. Elle resta un long moment à la regarder et, sans qu’elle y prenne garde, glissant dans un demi-sommeil, ses pensées l’emportèrent ailleurs. Vers d’autres flammes qui vacillaient dans d’autres pénombres. Celles des messes matinales qui contrariaient tant son grand-père et où sa grand-mère la traînait aux aubes encore froides. Des formes ensevelies sous de lourdes capes sombres glissaient vers l’autel de la monumentale collégiale de son village. Ne venaient à cette heure que de vieilles femmes qui ne pouvaient trouver le sommeil et que hantaient les souvenirs. Il faisait un froid glacial. À genoux sur les chaises familiales de l’église aux dosserets sculptés, sa grand-mère priait. Bercée par les flammes des cierges et la mélopée des oraisons qu’elle ne comprenait pas, la petite Sophie s’évadait. Vers les nuages, vers le ciel, vers ces tableaux de l’hiver reproduits dans son livre d’école et où le peintre Bruegel avait figé dans la neige des ombres médiévales qui revenaient des champs avec quelque lapin attrapé au collet ou quelque fagot pour la cheminée.
    — Arrête de rêvasser ! lui disait sa mère quand elle la surprenait dans cet état au retour de l’église. Garde les pieds sur terre. Sinon, ajoutait-elle d’un ton menaçant et quelque peu prophétique, un jour tu vas tomber de haut.
    Comme elles lui paraissaient loin ces silhouettes antiques, ces peurs d’un autre temps. Sur ce navire éblouissant et si clair, Sophie se sentait appelée à vivre dans un monde nouveau. En quelques années la vie était devenue tellement plus facile, tellement plus moderne et plus gaie. Il y avait l’ORTF et Léon Zitrone, les 45-tours et le hit-parade, Moulinex et les premiers accords de la PAC. On se débarrassait des vieux tailleurs Chanel et des tabliers fleuris, on enfilait des jeans. Il y avait Courrèges, Cardin, et les Nouvelles Galeries. Spoutnik et John Glenn s’envolaient dans l’espace, et sur terre on grimpait les étages emporté sans efforts sur des escalators rutilants. Les tables en formica se nettoyaient d’un coup d’éponge et les cuisines avaient un air de printemps.
    Sophie qui avait tant aimé les cierges des églises et les fumées qui s’échappaient des maisons blotties au fin fond des campagnes, cette même Sophie aujourd’hui avec le même enthousiasme adorait son époque de couleurs et de lumières franches. Elle adorait la légèreté de son temps.
    C’est alors que la porte s’ouvrit, brusquement. Avec un sens des réalités qui aurait plu à sa mère, Sophie quitta ses rêveries en un quart de seconde.
    — Ça vous arrive souvent de partir toute seule sans dire où vous allez ?
    L’officier était souriant et réprobateur.
    — Votre consoeur s’est fait beaucoup de souci, reprit-il.
    — Du souci ! Mais pourquoi, je...
    Sophie tombait des nues et regardait l’officier avec des yeux stupides.
    — Près de trois heures sans nouvelles, reprit-il, vous n’avez même pas défait vos valises. Il me semble normal que vos amis s’inquiètent. Vous auriez pu passer par-dessus bord, qui sait ?
    Trois heures ! Elle s’était absentée tant que ça !
    — Mais, vous me
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