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La passagère du France

La passagère du France

Titel: La passagère du France
Autoren: Bernadette Pecassou-Camebrac
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    Dans le milieu des journalistes, le nom de celui qui venait de s’adresser à Sophie de façon un peu cavalière était en haut de l’affiche. On disait qu’il finirait sous la coupole et on l’appelait : l’Académicien.
    Après des années de métier il ne faisait que ce qui lui plaisait : écrire sur les traversées de l’Atlantique Nord à bord de magnifiques paquebots. Le Queen Mary lancé par la Cunard à la fin de la guerre, l’élégant Liberté de la Compagnie générale transatlantique, Vile de France si gracieux et le luxueux Normandie de la French Line, il les connaissait tous. Les grandes compagnies se méfiaient de sa plume mais l’invitaient à chaque voyage. Relier les grandes nations industrielles de l’Europe au Nouveau Monde était encore dans ces années 1960 un enjeu prioritaire, même si l’avion annonçait un changement majeur.
    Plus que jamais il fallait tenter de retenir la clientèle qui préférait rejoindre l’Amérique par les airs.
    Ce 3 février 1962, comme nombre de journalistes, artistes et autres personnalités, l’Académicien faisait partie des invités qui se massaient au fur et à mesure devant la passerelle du gigantesque paquebot, dernier-né de la Transatlantique : le France.
    Dans la file d’embarquement, on s’embrassait, on criait, on s’interpellait. Un petit homme à lunettes prenait des photographies dans tous les sens, une dame chic et blonde serrait dans ses bras un petit chien gémissant, un couple rieur s’enlaçait, un monsieur un peu fort râlait qu’on le bouscule, la fièvre du départ créait une joyeuse cohue.
    Sophie suivait du regard l’homme de la passerelle. Arrivé tout en haut il s’arrêta et se retourna face à la foule sur le port. Tranquillement, comme s’il avait tout le temps alors que la file trépignait d’impatience pour embarquer, il leva son bras et agita la main en signe d’au revoir. De loin on devinait son sourire.
    L’Académicien pointa du doigt la meute de photographes qui se tenait parquée au pied du navire :
    — Un conseil, mademoiselle, une fois à bord, si vous voulez passer à la postérité, faites comme lui. Quand ils choisiront un cliché, les photographes choisiront le plus symbolique. Entre les passagers qui s’engouffrent bêtement dans le navire en ne montrant que leur dos et le geste élégant de cet homme, ils n’hésiteront pas. Je vous parie que demain il fera la une des quotidiens. Tout est parfait, le costume, la pose, le sourire radieux. La photo sera nette et aura de l’allure. On dirait qu’il fait tout pour ça.
    Sophie éclata de rire :
    — Mais cet homme dit tout simplement au revoir à quelqu’un.
    — Non, il ne dit au revoir à personne.
    — Qu’est-ce que vous en savez ? questionna Sophie, interloquée. Vous le connaissez ?
    — Non. Et pourtant, je vous le confirme, il salue dans le vide.
    — Saluer dans le vide alors qu’il y a une si grande foule, comment pouvez-vous dire une chose pareille ! insista Sophie. Vous savez qu’il est venu seul ? Vous le connaissez alors ?
    — Non, mais je connais les voyages en mer, répondit l’Académicien, et je connais les marins. Sur les océans les hommes ne sont pas toujours ce qu’ils sont à terre. Les rêves des uns, les illusions des autres, les drames, tant de choses resurgissent parfois. Croyez-moi, on améliore les navires, mais rarement la nature humaine. Et sur les bateaux elle se dévoile avec une incroyable précision.
    Il se tut et regarda la file élégante qui continuait à s’engouffrer dans le navire. Un court instant, il sembla oublier Sophie.
    — Dans cette foule, reprit-il d’une voix grave, il y a de tout.
    — Ce n’est pas nouveau, fit Sophie, contrariée par ce discours pessimiste.
    L’Académicien se reprit :
    — Vous avez raison, mais... regardez bien ce navire et souvenez-vous toujours de ceci : il est fait du meilleur de l’homme. Chaque fois que vous repenserez à lui, revoyez-le tel qu’il est là, au moment du premier départ dans sa force intacte. Le France est éblouissant !
    Il avait prononcé les derniers mots avec une ferveur que Sophie jugea excessive. Elle n’insista pas. Pourquoi ce discours et ces recommandations ? La foule éclatait de joie et d’enthousiasme, pourquoi cet homme venait-il gâcher ce moment ?
    Le France emportait avec lui ce jour-là le meilleur de la France. Un art de vivre prestigieux, une élégance reconnue dans le monde entier, un
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