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La croix de perdition

La croix de perdition

Titel: La croix de perdition
Autoren: Andrea H. Japp
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du pauvre 5 à des voyageurs fourbus, sans le sou et sans vivres.
    Un doute effleura Plaisance : qui était au juste ce jeune homme de belle élocution, de plaisantes manières, vêtu de hardes sales et pouilleuses, les pieds protégés du froid dans ses socques 6 par de simples bandes de jute enroulées ?
    – Que faites-vous tous à la nuit échue aux portes de ce monastère ? Ne redoutez-vous pas les loups qui infestent ces forêts ?
    – Les loups ? S'il n'y avait que les loups, madame ma mère…
    La jeune fille comprit tout ce que ces mots taisaient. La peur, la faim, le froid, l'implacable solitude de ces pauvres monstres qui n'avaient plus qu'eux-mêmes comme réconfort.
    – Notre maître a disparu sur la route de Bellême, reprit le jeune homme. Nous errons depuis. Nous avons laissé les fardiers de notre troupe un peu plus haut. Pour l'amour de notre Sauveur, madame, accueillez-nous pour la nuit. Un coin de grange ou d'étable et une soupe épaisse au pain. Dès le demain, nous repartirons… en espérant retrouver notre maître ou un autre. À moins que… nous ne sommes pas manchots. Il y a tant à faire dans une abbaye.
    Un souvenir, anodin. Madame de Normilly, son ancienne mère, l'abbesse que Plaisance avait remplacée après l'avoir tant admirée et aimée, relevant le bas de sa robe blanche afin de secourir une hirondelle trop aventureuse. Le joli oiseau se débattait en vain, ailes écartées à la surface de l'eau de la Jambette qui coulait au milieu des Clairets. Dans la rivière jusqu'aux genoux, madame Catherine avait récupéré l'hirondelle affolée. Elle avait ouvert ses mains en coupe pour lui permettre de s'envoler. Elle s'était alors tournée vers l'enfante Plaisance et avait déclaré dans un sourire : « Dieu nous met parfois à l'épreuve de bien étrange manière, ma chérie. Un détail, un oiseau qui se noie, une fleur qui dépérit au soleil. Si peu que l'on oublie qu'Il est derrière. Toujours. »
    – Ouvrez l'huis. Aussitôt ! ordonna Plaisance d'un ton sans appel.
    Une seconde de flottement. Enfin, un des serviteurs se précipita et bascula la traverse.
    Ils pénétrèrent avec hésitation, jetant des regards inquiets autour d'eux, se tassant les uns contre les autres comme s'ils redoutaient un mauvais coup.
    La seule femme du groupe, une jeune naine, se détacha et se plia en révérence devant l'abbesse. Elle se redressa et leva le regard vers Plaisance de Champlois, murmurant :
    – Vous êtes bénie, madame. J'le vois. Pour sûr. Ça fait comme une étoile sur vot'front, plus pâle, entre vos yeux, expliqua-t-elle en désignant l'endroit de l'index.
    Un peu secouée par cette déclaration dans laquelle elle ne percevait nulle flagornerie, nulle obséquiosité, Plaisance préféra ne pas approfondir. Bah, sans doute s'agissait-il du reflet lumineux d'une des torches sur le bord de son voile blanc. Elle lança aux uns et aux autres :
    – Toi, libère une des stalles de l'écurie afin qu'ils puissent y dormir. Toi, fonce en cuisines. Ramène de quoi composer un souper reconstituant. Du lard, du pain, du fromage, un peu de cidre, de la soupe chaude s'il en reste, des pâtes de prunes et de noix au miel. Nous en avions en issue 7 au dîner. Vous, termina-t-elle en s'adressant au petit groupe exténué, interdiction vous est faite de quitter l'écurie jusqu'au demain. Je vous y rejoindrai dès après laudes*. D'ici là, j'aurai décidé de la suite à donner. Allez et dormez en paix.
    Une mêlée de remerciements, d'exclamations de gratitude et de soulagement. Un seul lui parvint, ajoutant à son trouble.
    – Dieu marche à tes côtés, ma sœur, parce que tu ne redoutes rien de ce qui vient de Lui. Ne l'oublie jamais.
    Elle ne sut lequel des trois hommes l'avait prononcé. Sans doute pas le jeune homme. La voix était plus grave.
    1 Sœur suppléant une sœur semainière désignée pour effectuer une certaine tâche durant une semaine.
    2 Lances.
    3 Serviteur laïc qui porte les messages, le plus souvent à cheval.
    4 Servante laïque, chargée de l'ouverture et de la fermeture des huis, aux ordres de la sœur portière.
    5 Fait d'orge et de seigle peu tamisés.
    6 Chaussures à semelles de bois.
    7 Bien que variable en fonction du faste de la table et du nombre de convives, elle correspond le plus souvent au cinquième plat, servi après la desserte et avant le boute-hors. Il s'agit le plus souvent d'une friandise légère, comme une gaufre, des pâtes de
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