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La chambre des officiers

La chambre des officiers

Titel: La chambre des officiers
Autoren: Marc Dugain
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LA CHAMBRE DES OFFICIERS
    Marc DUGAIN
    La guerre de 14, je ne l'ai pas connue. Je veux dire, la tranchée boueuse, l'humidité qui transperce les os, les gros rats noirs en pelage d'hiver qui se faufilent entre des détritus informes, les odeurs mélangées de tabac gris et d'excréments mal enterrés, avec, pour couvrir le tout, un ciel métallique uniforme qui se déverse à intervalles réguliers comme si Dieu n'en finissait plus de s'acharner sur le simple soldat.
    C'est cette guerre-là que je n'ai pas connue. J'ai quitté mon village de Dordogne le jour de la mobilisation. Mon grand-père a couvert ma fuite de la maison de famille dans le silence du petit matin, pour éviter d'inutiles effusions. J'ai chargé mon paquetage dans la carriole du vieil André. A la cadence du balancement de la croupe de sa jument brune, nous avons pris la direction de Lalinde. Ce n'est que dans la descente de la gare qu'il s'est décidé à me dire: "Ne pars pas trop longtemps mon garçon, ça va être une sacrée année pour les cèpes. "
    A Lalinde, une dizaine de petits moustachus endimanchés dans leur vareuse se laissaient étreindre par des mères rougeaudes, en larmes. Comme je regardais le vieil André s'éloigner, un gros joufflu aux yeux comme des billes s'est approché timidement de moi.
    C'était Chabrol, un gars de Clermont-deBeauregard que je n'avais pas revu depuis la communale. Il était là, seul, sans famille, sans adieux. Il redoutait de prendre le train pour la première fois, s'inquiétait des changements. Pour se rassurer, il tirait à petites gorgées sur une gourde accrochée à sa ceinture. C'était un mélange d'eau-de-vie de prune et de monbazillac. Il en avait trois litres dans son sac, trois litres pour trois semaines de guerre, puisqu'on lui avait dit qu'on leur mettrait la p‚tée en trois semaines, aux Allemands. Ce gros communiant qui sentait un drôle de vin de messe s'installa à côté de moi pour ne plus me quitter des yeux.
    Le petit train s'est ébroué, en route pour Libourne et, de là, Paris. Dans la capitale, changement de train, direction gare de l'Est. La gare était noire de monde. Un vacarme étourdissant, des cris, des pleurs, des appels, le sifflet strident des locomotives. Arrivés devant la barrière audelà de laquelle aucun civil n'était autorisé à pas
    ser j'ai montré son train à Chabrol. Alors il m'a pris la main, l'a longuement serrée en tremblant - Allez, au revoir, Adrien, et à bientôt.
    Merci pour la compagnie. On se reverra peut-être au front?
    - Si c'est pas au front, ce sera au village, mon Chabrol. Et prends garde à
    toi. Fais pas le héros. - «a risque pas. Pour vrai, ça risque pas! Je lui ai adressé un dernier signe de loin avant qu'il ne se fasse aspirer par la marée qui montait vers les trains.
    Puis je me suis faufilé, j'ai joué des coudes, dégagé à maintes reprises mon paquetage coincé entre un père qui cachait pudiquement son émo tion et une mère qui agitait timidement son mouchoir.
    En nage, démangé par la sueur qui coulait entre mes jambes et mon pantalon de laine, je décidai de faire une petite halte pour soulager mon épaule meurtrie par le paquetage.

    quand je relevai les yeux, une femme en larmes, devant moi, tenait par la main un jeune homme frêle engoncé dans son uniforme, qui essayait de se maintenir sur le marchepied du train; bousculé par ceux qui montaient. Je sortis mon paquet de tabac. Les portes du train se fermèrent. Le conscrit aspiré, la jeune femme lui fit signe de la main. II avait déjà disparu.
    Comme elle restait là, sur le quai, je ne trouvai rien de mieux à faire que de lui adresser la parole.
    - Ne vous en faites pas, ce sera l'affaire de quelques semaines.
    Elle ne répondit pas.
    - C'est votre mari, peut-être?
    Elle me regarda pour la première fois. Elle était ravissante et triste.
    - Non, mon ami.
    Je hurlai, pour qu'elle m'entende - Dans quelle arme est-il?
    - L'infanterie, comme tous les autres.
    Et elle ajouta, par politesse plus que par réel intérêt:
    - Et vous?
    - Le génie. On s'en douterait, non?
    Elle sourit discrètement à ma plaisanterie. Comme elle faisait un pas en avant, je sentis que j'allais la perdre pour toujours.
    - Je prendrai un train plus tard, dis-je précipitamment. Je sais que ça ne se fait pas, mais je voudrais vous inviter à boire quelque chose. C'est la guerre, après tout!
    Elle acquiesça vaguement.
    J'eus l'impression de me métamorphoser en chien d'aveugle.
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