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Enfance

Enfance

Titel: Enfance
Autoren: Nathalie Sarraute
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culpabilité… mais qu’a-t-il de comparable avec celui que j’éprouverais si, reniant ma promesse, bafouant des paroles devenues sacrées, perdant tout sens du devoir, de la responsabilité, me conduisant comme un faible petit enfant je consentais à avaler ce morceau avant qu’il soit devenu « aussi liquide qu’une soupe ».  

 
    Et tout s’est effacé, dès le retour à Paris chez ma mère… tout a repris cet air d’insouciance…  
    — C’est elle qui le répandait.  
    — Oui, elle, toujours un peu enfantine, légère… s’animant, étincelant, quand elle parlait avec son mari, discutait le soir avec leurs amis, dans ce petit appartement de la rue Flatters à peine meublé et assez sombre, mais elle ne semblait pas le remarquer et je n’y faisais guère attention, j’aimais rester auprès d’eux, seulement les écouter sans comprendre, jusqu’au moment où leurs voix devenaient étranges, comme de plus en plus lointaines, et je sentais confusément qu’on me soulevait, m’emportait…  
     
    Exactement à gauche des marches qui montent vers la large allée conduisant à la place Médicis, sous la statue d’une reine de France, à côté de l’énorme baquet peint en vert où pousse un oranger… avec devant moi le bassin rond sur lequel voguent les bateaux, autour duquel tournent les voitures tapissées de velours rouge traînées par des chèvres… avec tout contre mon dos la tiédeur de sa jambe sous la longue jupe… je n’arrive plus à entendre la voix qu’elle avait en ce temps-là, mais ce qui me revient, c’est cette impression que plus qu’à moi c’est à quelqu’un d’autre qu’elle raconte… sans doute un de ces contes pour enfants qu’elle écrit à la maison sur de grandes pages couvertes de sa grosse écriture où les lettres ne sont pas reliées entre elles… ou bien est-ce celui qu’elle est en train de composer dans sa tête… les paroles adressées ailleurs coulent… je peux, si je veux, les saisir au passage, je peux les laisser passer, rien n’est exigé de moi, pas de regard cherchant à voir en moi si j’écoute attentivement, si je comprends… Je peux m’abandonner, je me laisse imprégner par cette lumière dorée, ces roucoulements, ces pépiements, ces tintements des clochettes sur la tête des ânons, des chèvres, ces sonneries des cerceaux munis d’un manche que poussent devant eux les petits qui ne savent pas se servir d’un bâton…  
    — Ne te fâche pas, mais ne crois-tu pas que là, avec ces roucoulements, ces pépiements, tu n’as pas pu t’empêcher de placer un petit morceau de préfabriqué… c’est si tentant… tu as fait un joli petit raccord, tout à fait en accord.  
    — Oui, je me suis peut-être un peu laissée aller…  
    — Bien sûr, comment résister à tant de charme… à ces jolies sonorités… roucoulements… pépiements…  
    — Bon, tu as raison… mais pour ce qui est des clochettes, des sonnettes, ça non, je les entends… et aussi des bruits de crécelle, le crépitement des fleurs de celluloïd rouges, roses, mauves, tournant au vent…  

 
    Je peux courir, gambader, tourner en rond, j’ai tout mon temps… Le mur du boulevard Port-Royal que nous longeons est très long… c’est seulement en arrivant à la rue transversale que je devrai m’arrêter et donner la main pour traverser… Je devance la bonne pour avoir le temps d’emplir mes poumons, ce qui me permettra de ne pas respirer l’atroce odeur… elle me donne aussitôt la nausée… qui se dégage de ses cheveux imbibés de vinaigre. Ainsi je pourrai lui donner la main comme si de rien n’était, sans risquer de la vexer… ce n’est même pas sûr qu’elle se vexerait, elle est très gentille et très simple, elle sait que ce n’est pas ma faute si je ne supporte pas l’odeur du vinaigre, mais elle, ce n’est pas sa faute non plus si les sorties à l’air frais lui donnent des maux de tête dont seul le vinaigre la préserve… Il a donc été convenu que je pourrais me tenir assez loin d’elle, sauf bien sûr pour traverser…
    La voici qui s’approche, une masse informe, la tête recouverte d’un fichu grisâtre, elle me rejoint, elle tend sa main et je mets ma main dans la sienne… mes poumons sont pleins d’air, je n’ai pas besoin d’aspirer… je ne respire pas jusqu’au moment où nous posons le pied sur le trottoir de l’autre côté de la chaussée… là, aussitôt je lâche sa main et je
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