Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Enfance

Enfance

Titel: Enfance
Autoren: Nathalie Sarraute
Vom Netzwerk:
Kervilly…
    —  C’est curieux que son nom te revienne aussitôt, quand tant d’autres, tu as beau les chercher…  
    —  Oui, je ne sais pas pourquoi d’entre tant de noms disparus le sien se lève… Ma mère m’avait fait examiner par lui pour je ne sais quels petits troubles, juste avant que je parte rejoindre mon père… Ce qui me fait penser, puisque à ce moment-là elle habitait Paris avec moi, que je devais avoir moins de six ans…
    « Tu as entendu ce qu’a dit le docteur Kervilly ? Tu dois mâcher les aliments jusqu’à ce qu’ils deviennent aussi liquides qu’une soupe… Surtout ne l’oublie pas, quand tu seras là-bas, sans moi, là-bas on ne saura pas, là-bas on oubliera, on n’y fera pas attention, ce sera à toi d’y penser, tu dois te rappeler ce que je te recommande… promets-moi que tu le feras… – Oui, je te le promets, maman, sois tranquille, ne t’inquiète pas, tu peux compter sur moi… » Oui, elle peut en être certaine, je la remplacerai auprès de moi-même, elle ne me quittera pas, ce sera comme si elle était toujours là pour me préserver des dangers que les autres ici ne connaissent pas, comment pourraient-ils les connaître ? elle seule peut savoir ce qui me convient, elle seule peut distinguer ce qui est bon pour moi de ce qui est mauvais.
    J’ai beau leur dire, leur expliquer… « Aussi liquide qu’une soupe… c’est le docteur, c’est maman qui me l’a dit, je lui ai promis… Ils hochent la tête, ils ont des petits sourires, ils n’y croient pas… – Oui, oui, c’est bien, mais quand même dépêche-toi donc, avale… » Mais je ne peux pas, il n’y a que moi ici qui sais, moi ici le seul juge… qui d’autre ici peut décider à ma place, me permettre… quand ce n’est pas encore le moment… je mastique le plus vite que je peux, je vous assure, mes joues me font mal, je n’aime pas vous faire attendre, mais je n’y peux rien : ce n’est pas encore devenu « aussi liquide qu’une soupe »… Ils s’impatientent, ils me pressent… que leur importe ce qu’elle a dit ? elle ne compte pas ici… personne ici sauf moi n’en tient compte…
    Maintenant quand je prends mes repas la salle à manger des enfants est vide, je les prends après les autres ou avant… je leur donnais le mauvais exemple, il y a eu des plaintes des parents… mais peu m’importe… je suis toujours là, à mon poste… je résiste… je tiens bon sur ce bout de terrain où j’ai hissé ses couleurs, où j’ai planté son drapeau…
    —  Des images, des mots qui évidemment ne pouvaient pas se former à cet âge-là dans ta tête…  
    — Bien sûr que non. Pas plus d’ailleurs qu’ils n’auraient pu se former dans la tête d’un adulte… C’était ressenti, comme toujours, hors des mots, globalement… Mais ces mots et ces images sont ce qui permet de saisir tant bien que mal, de retenir ces sensations.  
    Que je cède, que je consente à avaler ce morceau sans l’avoir d’abord rendu aussi liquide qu’une soupe et je commettrai quelque chose que je ne pourrai jamais lui révéler, quand je reviendrai là-bas, chez elle… je devrai porter ça enfoui en moi, cette trahison, cette lâcheté.  
    Si elle était avec moi, il y a longtemps que j’aurais pu n’y plus penser, avaler sans mâcher comme j’avais l’habitude de le faire. Ma mère elle-même, telle que je la connaissais, insouciante et distraite, l’aurait vite oublié… mais elle n’est pas ici, elle m’a fait emporter cela avec moi… « aussi liquide qu’une soupe »… c’est d’elle que je l’ai reçu… elle me l’a donné à garder, je dois le conserver pieusement, le préserver de toute atteinte… Est-ce vraiment ce qui peut s’appeler « aussi liquide qu’une soupe » ? n’est-ce pas encore trop épais ? Non, vraiment, je crois que je peux me permettre de l’avaler… puis faire sortir de ma joue le morceau suivant…  
    Cela me désole d’imposer ce désagrément à cette personne si douce et patiente, de risquer de faire de la peine à mon père… mais je viens de loin, d’un lieu étranger où ils n’ont pas accès, dont ils ignorent les lois, des lois que là-bas je peux m’amuser à narguer, il m’arrive de les violer, mais ici la loyauté m’oblige à m’y soumettre… Je supporte vaillamment les blâmes, les moqueries, l’exclusion, les accusations de méchanceté, l’inquiétude que produit ici ma folie, le sentiment de
Vom Netzwerk:

Weitere Kostenlose Bücher