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Courir

Courir

Titel: Courir
Autoren: Jean Echenoz
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l’autre
derrière lui. Deux cents mètres avant l’arrivée, il démultiplie sa vitesse,
sachant qu’il peut le faire car s’étant préparé pour ça : il gagne.
    On ne connaît pas le sprint final à cette époque, on tâche
toujours d’étaler son effort, de le répartir sur une épreuve. Soucieux de
s’économiser jusqu’à la fin, on ne croit pas pouvoir et surtout on n’ose pas
réserver toute sa vitesse pour la déployer dans la dernière ligne droite,
donner sa plus grande mesure en fin de course. Eh bien voilà tout l’intérêt de
se préparer aussi sur de petites distances : le sprint final, Émile vient
de l’inventer.
    Devenu très attentif aux battements de son cœur et à son
degré de fatigue, Émile aimerait comprendre jusqu’où va son endurance. Il
continue de s’entraîner tout l’automne, tout l’hiver, et pas seulement au
stade. Dans la rue, sur les routes, en forêt, dans les champs, partout au point
de se faire mal et par n’importe quel temps, il court moins comme un homme que
comme une de ces bêtes plus douées que nous pour ça. Comme le chemin de chez
lui à l’usine passe par une allée de peupliers, il tente un nouveau truc pour
voir. Le premier jour, il retient son souffle en marchant jusqu’au quatrième
peuplier, les deux jours suivants jusqu’au cinquième, puis au sixième, et ainsi
de suite tous les deux jours jusqu’à ce qu’il parvienne enfin au bout de l’allée
sans respirer. Mais une fois qu’il y est arrivé, il s’évanouit. Il s’évanouit
une autre fois en prenant une douche froide après douze lignes droites
exécutées à toute vitesse. Il ne recommencera plus ces excentricités mais tout
ça l’intéresse. Il veut toujours savoir jusqu’où.
    C’est ainsi qu’il se retrouve en train de battre un record,
à Zlin, où il devient le premier de son pays à franchir cinq mille mètres en un
quart d’heure. On s’exclame, on s’exalte, on prévient la presse nationale mais
les types de Prague n’y croient pas. Ils pensent d’abord qu’il s’agit d’une
erreur de téléscripteur, puis que les chronomètres de Zlin sont truqués. Et
puis Zlin, qu’est-ce que c’est que ce bled. Qu’est-ce que c’est que ce minable.
Qu’est-ce que c’est que cet escroc. N’empêche, après avoir encore amélioré son
quart d’heure dans son bled, Émile vient courir quelque temps plus tard deux
mille mètres à Prague même et il y bat un nouveau record, son troisième de
l’année. Les types de Prague, force leur est d’admettre qu’ils se sont trompés.

5
     
     
    L’heure est sévère à Zlin, l’hiver a été rude. Les
bombardements de novembre sur la ville ont provoqué de gros dégâts. Plus de
chauffage nulle part et l’on se gèle en attendant l’issue de la guerre qui, se
dit-on, ne devrait peut-être plus tarder. Depuis le début du printemps, les
cheminées de la mairie occupée crachent en effet sans cesse une fumée brune et
poisseuse qui empuantit toute la ville et n’arrange pas la qualité de l’air au
stade : il semble que les Allemands se soient mis à brûler leurs archives.
Qu’ils fassent ainsi disparaître leurs documents secrets donne la mesure de
leur inquiétude et ce n’est pas mauvais signe, on a un vague espoir. Nul autre
foyer, nulle autre source de chaleur dans Zlin en noir de cendre et blanc glacial
sauf que, dans leur chambre à l’école professionnelle, Émile et ses copains ont
bricolé un vieux poêle trouvé dans les décombres. Malgré la peine de mort par
pendaison prévue pour de tels actes, on a glané du bois parmi les ruines, on a
passé l’hiver comme ça.
    Au printemps, comme le front se rapproche toujours, il est
interdit de s’entraîner comme d’ailleurs de faire quoi que ce soit. Mais avec
le soleil revenu qui vous donne une de ces envies de prendre l’air, Émile ne
résiste pas au désir d’aller effectuer quelques tours de piste. Trouvant le
stade verrouillé, il escalade l’enceinte et, par une fenêtre mal fermée, passe
dans les vestiaires d’où il gagne la cendrée. Elle est en sale état, son
mâchefer transpercé de mauvaises herbes se délite mais elle est là.
    Émile s’est mis à l’arpenter en mesurant son souffle quand
retentissent les sirènes. Depuis le début des années de guerre, il a appris à
connaître leur code avec précision, il sait que leurs notes élongées, cette
fois, signalent une alerte et que des blindés sont en vue. C’est peut-être
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