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Cheyenn

Cheyenn

Titel: Cheyenn
Autoren: François Emmanuel
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inattendu de mon film et dont la silhouette sombre, silencieuse faisait un contrepoint visuel à l’omniprésence de Lukakowski. Jusque-là Cheyenn n’existait pour moi que par l’usage esthétique que j’avais pu tirer de sa présence, cette figuration en lisière, ces quelques images spectrales patiemment reprises en boucle sur l’écran du moniteur au long des interminables séances de montage, je ne lui avais pas donné d’histoire ni d’origine, je n’avais pas eu envie de le connaître.
    L’idée du second film est venue de ce trouble. Explicitement je me déclarais à moi-même l’intention de rendre à Cheyenn une identité posthume en inventoriant les rares liens qui l’avaient relié au monde. Mais sans doute désirais-je avant tout réparer ce qui dans le premier film tenait à la fois de l’omission et du voyeurisme. Relisant mes notes de l’époque je m’aperçois d’ailleurs que je n’avais qu’une idée très vague de la ligne dramaturgique du second documentaire. J’imaginais une espèce d’enquête alternative à l’enquête de police mais une enquête qui aurait redonné à Cheyenn une histoire, une humanité, je pressentais des plans de coupe s’attardant sur cette banlieue industrielle assez délabrée où les faits avaient eu lieu, et je me voyais insérer des séquences issues du premier tournage, comme de brèves mises en abyme.
    Alain Nadj réagit au projet avec une sombre excitation. Le meurtre d’un sans-domicile, le relatif intérêt soulevé par le premier documentaire et le décor de la filature apportaient des perspectives qu’il jugeait intéressantes, renforçant la puissance du fait de société. L’expression appartenait au lexique habituel de Nadj, très à l’aise dans cette culture journalistique qui recherche avant tout l’émotion et produit un vocabulaire type. Pour lui le fait de société pouvait tout aussi bien qualifier une manifestation d’agriculteurs qu’une déclaration publique sur l’euthanasie. Deux sans-abri squattant une filature illustraient un fait de société, le meurtre anonyme de l’un d’eux en illustrait un autre. De surcroît, la présence occasionnelle de Skins sur les lieux, le fait qu’ils étaient les premiers suspects, invitaient à voir se dessiner à gros traits le théâtre d’un fait de société où tous les ingrédients étaient réunis : la jeunesse inquiétante, la violence gratuite, le racisme ordinaire. J’avais en vain tenté de lui expliquer que mon second film s’attacherait moins à doubler l’enquête de police qu’à revenir sur le premier documentaire pour tenter d’y faire voir ce que je n’avais pas pu ni voulu voir. Nadj avait souri, il avait dit je reconnais bien là ta vieille culpabilité judéo-chrétienne. Mais il m’avait laissé carte blanche.
    Je n’eus pas trop de difficultés à recueillir auprès de la police un certain nombre de détails sur le meurtre. La précision glacée de ces détails, la pose méthodique des hypothèses, appartiennent au langage de circonstance. Il m’arrive de penser que si Cheyenn était mort de faim ou de froid il n’aurait pas eu droit à cette sorte d’existence posthume que lui a conférée le dossier criminel. Par sa mort violente, en raison surtout de la présence anonyme de cet autre qui lui porta le coup fatal et obsède nos imaginaires comme il hante les rues de nos villes nocturnes, l’homme devint un cas, une énigme, on mobilisa pour lui un juge et un médecin légiste, on prit des précautions avec son cadavre, on lui fit un tombeau de papier.
    L’autopsie révéla que la mort était la conséquence d’un hématome sous-dural, provoqué par un violent coup à l’arrière de la tête. Le délai qui s’écoule habituellement entre le traumatisme et sa manifestation clinique expliquait que le corps fût retrouvé dans une position dite naturelle, comme si, dans l’intervalle de latence, l’homme avait eu la force de se réfugier dans la petite salle vitrée du fond où il avait sa couche. Lorsqu’il fut découvert il serrait contre son ventre une pièce de fonte autour de laquelle il s’était recroquevillé. Toujours selon le rapport du médecin légiste, cette pièce de machine (un fragment de socle de deux à trois kilos) ne pouvait être l’instrument du meurtre. Celui-ci devait être un objet oblong de type matraque lourde et il semble qu’un seul coup sur le crâne ait été fatal. Fait étrange : on reconnaissait sur la
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