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Cheyenn

Cheyenn

Titel: Cheyenn
Autoren: François Emmanuel
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l’inspecteur, que de toute façon elle n’avait plus vu son frère depuis maintenant quinze ans et que pour l’emplacement au cimetière il valait mieux ne pas insister, son mari n’en voulait pas, et d’ailleurs « ce n’est pas à nous de payer ça ». J’ai précisé que je n’étais mandaté ni par le juge ni par la police, je voulais seulement comprendre comment un homme peut perdre ainsi tout lien avec le monde. Cette explication était pure maladresse. Désemparée, Fleur Montana-Touré s’est finalement retournée vers son mari qui s’est avancé vers l’encadrement de la porte et a exigé de voir ma carte de presse. À nouveau j’ai tenté de parler du film en me rendant bien compte que mes mots n’appartenaient pas à sa langue, c’étaient des mots suspects qui venaient déranger son petit monde clos, défendu et hygiénisé. Dès que j’ai fait allusion à Cheyenn (je disais Sam Montana) il s’est mis à hurler qu’ils n’avaient plus rien à voir avec ce type, que c’était un cinglé, un malade, qu’il leur avait donné assez d’emmerdements comme ça, qu’à présent le chapitre était clos, et que si la société l’avait vraiment soigné il n’aurait jamais fini comme il avait fini. Pendant qu’il vociférait avec pourtant une lueur d’effroi dans les yeux, j’ai croisé derrière lui le regard de Fleur qui faisait non de la tête comme si elle ne voulait pas entendre. Tout en resterait donc là, le désastre de cette rencontre ratée, les mots tels que je les ai notés après l’échange et l’image de la porte fermée de la maison que j’ai rageusement filmée depuis le petit portique en bois, comme j’ai filmé la baie vitrée qui donnait sur le carré de pelouse avec les scintillements du téléviseur derrière le rideau de nylon, ensuite les maisons voisines, toutes en briques rouges et toutes presque semblables, avec leurs parterres alignés, haies, murets, pelouses et cabanes de jardinage. En ce printemps froid où le vent poussait des masses de nuages et ébouriffait les rares sapins, je n’avais que ces images pour filmer une absence, une idée d’absence, une absence de lien ou de mémoire. Et je prenais soudain conscience que le second film ne pouvait être qu’un film manqué, vaine ombre portée d’un premier film manqué, parce qu’il n’était pas possible de filmer l’absent dès l’instant où ceux qui lui survivaient n’entendaient lui laisser aucune place. Sauf à faire de ma propre quête l’objet du film, me disais-je, sauf à utiliser ma propre voix en off comme celle d’un journal intime, le journal d’une tentative obstinée et vouée à l’échec, l’histoire d’un film qui désespérément s’était cherché une existence.
    À tout le moins il me restait son image. Avec le plan fixe j’ai fait développer une photo noir et blanc assez grande en cherchant à obtenir un tirage qui préservait toute la gamme des gris et adoucissait l’énorme grain de la pellicule. Sur la photo plus encore que dans le film on est frappé par son expression de défi, il s’avance vers le faisceau du projecteur, il se veut plus fort que l’éblouissement provoqué par la lumière, il veut traverser sa peur. J’ai montré la photo à plusieurs sans-abri qui traînaient sur le pont de la gare et dans l’atrium d’une galerie commerciale nouvellement construite et pourtant déserte. Un seul a paru le reconnaître, il a prononcé Cheyenn du fond de sa gorge puis m’a fixé en silence. L’avait-il fréquenté ? Que pouvait-il m’en dire ? J’ai filmé cet instant où il sourit et lève la tête sans ajouter mot. Dans son regard sans expression ni vie, il semble que le nom surnage sur un immense vide. Même sourire hagard, même stupeur avinée lorsque je me suis attablé avec d’autres sans-abri qui se coudoyaient dans le réfectoire du Centre qui propose un hébergement à une douzaine d’entre eux dans le haut de la ville. Reconnaissant Cheyenn, l’un d’eux a accompagné d’un petit gloussement ce geste sans équivoque du tranchant de la main sur le cou, comme pour dire pas de chance, avec toute la cruauté goguenarde des survivants. J’ai élargi le champ et je me suis attardé à filmer la petite salle où nous nous trouvions, les vitres embuées, les murs carrelés, un calendrier, une horloge, de vieilles guirlandes oubliées de Noël qui pendouillaient d’un néon à l’autre. Puis j’ai lentement filmé les visages de ces
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