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C'était le XXe siècle T.1

C'était le XXe siècle T.1

Titel: C'était le XXe siècle T.1
Autoren: Alain Decaux
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leurs angoisses. Surtout, ils se sentent justifiés : Si nous consultons les ouvrages sur la mutinerie, nous voyons Giliarovsky horrifié par la faiblesse du commandant et décidé, avant que le pire soit consommé, de reprendre l’initiative. Il aurait sauté à son tour sur le cabestan et hurlé :
    — Reformez les rangs ! Garde-à-vous ! Maître d’équipage, appelez la garde… et faites apporter une bâche !
    Une bâche ! Seuls les plus vieux marins du Potemkine peuvent comprendre ce que cela signifie. Si des mutins doivent être fusillés sur le pont d’un navire, l’ancien code disciplinaire ordonne de jeter sur eux une bâche. C’est à travers celle-ci que le peloton d’exécution devra tirer. Donc, en ordonnant qu’on apporte une bâche, Giliarovsky tient à ce que l’on sache clairement qu’il a l’intention de faire fusiller les meneurs.
    En quelques secondes, les vétérans se chargent d’informer les novices. Bientôt nul n’ignore le sens de la menace qui vient d’être formulée. Déjà, commandés par un second maître, les douze hommes du peloton pénètrent sur la plage arrière et s’avancent sur deux colonnes. Baïonnettes au canon, face à Giliarovsky, ils s’alignent.
    Perdus parmi les marins, trois hommes, Matushenko, Mikishkin et Dymtchenko, ressentent avec une intensité qui ne cesse de s’accroître la minute qu’ils traversent. Un bon révolutionnaire sait qu’il faut saisir une occasion quand elle se présente. Elle est là, inespérée. Pour sauver leur vie, des hommes menacés sont capables de tout. À Matushenko et ses amis d’utiliser cette crainte au moment le plus propice.
    Ivre de colère, Giliarovsky hurle :
    — Nous allons essayer une fois encore ! Que tous ceux qui veulent bien manger du bortsch fassent un pas en avant !
    Seule, une poignée d’hommes obéit. Giliarovsky n’a pas plus de succès que Golikov :
    — Ainsi, c’est une mutinerie ? Capitaine d’armes, emparez-vous des meneurs !
    L’officier marinier passe dans les rangs et choisit au hasard quelques marins. Au bout du compte, il en désigne une douzaine qu’on pousse près du bastingage.
    — Jetez la bâche sur eux ! ordonne Giliarovsky au quartier-maître. Nous verrons bien ce que les autres ont à dire !
    On jette la bâche. On n’aperçoit plus que les pieds de ceux qui vont mourir. Le peloton se range face à la bâche. À ce moment précis, comment Giliarovsky n’a-t-il pas perçu le flottement évident qui agitait les rangs des marins ? En fait, Matushenko s’est décidé à parler à l’équipage. Il le fait à voix basse mais ardente. Il les adjure de ne pas céder. Et on l’écoute. Giliarovsky se penche vers l’aspirant Liventrov. Va-t-il donner l’ordre d’ouvrir le feu ? L’équipage frémit sans le croire. Tout à coup, la voix de Matushenko tonne :
    — Camarades ! Vous n’allez pas tirer sur les vôtres !
    Un sourd grondement s’élève des rangs des marins rassemblés. Derechef, la voix de Matushenko se gonfle :
    — Procurez-vous des armes et des munitions ! Emparons-nous du navire !
    À l’instant même, les rangs se brisent. C’est comme un raz de marée qui balaye tout. L’ivresse et la folie s’emparent de six cent soixante-dix marins. Ainsi s’engage la mutinerie du Potemkine .
     
    Tel est le récit traditionnel de l’affaire. Quitte à décevoir le lecteur, je dirai que ce récit ne fait que raconter le film . Avec beaucoup d’honnêteté, l’historien Richard Hough a reconnu lui-même : « Alors que les récits contemporains officiels ne font aucune mention de l’incident de la bâche, les officiers ayant toujours nié qu’on eût jamais menacé de fusiller les meneurs, tandis que tous les marins, aussi bien que les relations soviétiques officielles, insistent au contraire là-dessus, j’ai conclu pour ma part que le second, Giliarovsky, pris à son propre bluff destiné à impressionner ses hommes, s’est mis de lui-même dans une situation désespérée et, saisi de panique, a ordonné au peloton de faire feu. Cela me paraît être l’interprétation la plus logique. »
    C’est, en tout cas, celle qu’a retenue Eisenstein. Il a totalement revendiqué l’idée de la bâche. Selon lui, ce fut une improvisation, une image spontanée éclose dans le cerveau d’un metteur en scène de génie. Selon les spécialistes de l’histoire maritime, jamais dans la marine russe, pas plus que dans aucune autre, on n’a
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