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C'était le XXe siècle T.1

C'était le XXe siècle T.1

Titel: C'était le XXe siècle T.1
Autoren: Alain Decaux
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Fidèle, la garde impériale ? Sûrement. Fidèle, la flotte russe de la mer Noire ? Sûrement.
     
    Le 27 juin 1905, à la fin de la matinée, la cloche sonne sur le Potemkine pour appeler les hommes au réfectoire. Ceux qui ne sont pas de quart vont prendre place autour de longues tables chargées de gamelles vides. Déjà, dans d’énormes chaudrons, des cuisiniers apportent la nourriture du jour : du bortsch. Quoi ? Du bortsch ? On a donc fait cuire la viande pourrie ? Et les asticots, on les a fait cuire aussi ? Est-ce qu’on se fout du monde ? Personne ne veut plus se contenir. Les protestations montent. Les hommes mettent leurs gamelles à l’envers et refusent qu’on la leur remplisse. Ils frappent sur la table avec leur cuiller. Sous les injures, les cuisiniers sont obligés de remporter leurs chaudrons. À leur tour, ils invectivent les marins. De l’entrepont monte un incroyable vacarme.
     
    Parmi ces marins furieux, il en est un qui se tait. Il s’agit d’un quartier-maître torpilleur, un tout petit homme maigre, au visage marqué d’influences asiatiques : cheveux très noirs, méplats saillants, yeux enfoncés sous les arcades sourcilières, nez accusé, menton agressif. Il se nomme Afanasy Matushenko. Il promène sur ce spectacle inédit un regard froid et lucide. Si tout le monde le connaît à bord, la plupart ignorent son appartenance au mouvement social-démocrate. En fait, Matushenko n’est autre que l’un des responsables de ce parti à bord du Potemkine . Il y en a deux autres : Fyodor Mikishkin et Josef Dymtchenko. À Sébastopol, avant de s’embarquer, les trois hommes ont rencontré les responsables du parti. On a envisagé les conditions d’une rébellion générale des équipages de la flotte de la mer Noire. Chaque responsable, à bord de chaque navire, a reçu l’ordre de mettre ses camarades en condition. Il faudra les convaincre peu à peu de rejoindre la cause de la révolution. En aucun cas, un navire ne devra se mutiner isolément. On ne réussira que si tous les équipages s’insurgent le même jour, à la même heure.
    Matushenko ne peut l’avoir oublié. N’importe, l’affaire du bortsch l’intéresse. Depuis qu’il navigue, c’est la première fois qu’il constate une telle colère – aussi unanime – dans les rangs d’un équipage. Quel sens peut-on lui donner ? Depuis les derniers événements, à plusieurs reprises, Matushenko a voulu parler à ses camarades. Il a évoqué le rêve socialiste, l’égalité espérée, la justice pour tous. On l’a écouté parce qu’on l’aimait bien mais cela n’est pas allé bien loin. Le quartier-maître a même distribué des tracts. On les à peine lus. Au fond, la ferveur de Matushenko agace plutôt ces marins apolitiques. Soulever le Potemkine  ? Matushenko en rêve, bien sûr, mais il sait qu’il s’agit d’un entreprise démesurée.
    À moins que…
     
    Au matin, le vent s’est levé, la mer s’est enflée. À regret, le commandant a dû renoncer à faire poser les cibles par le torpilleur N. 267 . Par chance, la mer est redevenue calme. Haut dans le ciel, le soleil blanc brûle le pont du cuirassé. C’est alors que le commandant en second, le capitaine de frégate Hippolyte Giliarovsky, a entendu le vacarme monter du réfectoire.
    Giliarovsky est un homme dur. La discipline représente à ses yeux une entité avec laquelle il ne faut prendre aucun accommodement. C’est par la crainte que l’on doit « tenir » un équipage. Un officier qui redouterait de punir ne pourrait se faire respecter. Par voie de conséquence, Giliarovsky punit beaucoup. Aussi est-il respecté, mais il est haï.
    Que signifie tout ce bruit ? Giliarovsky veut en avoir le cœur net. À la hâte, il s’entoure d’une escorte et descend dans l’entrepont. Quand il pénètre dans le réfectoire, le tumulte est à son comble. La présence de Giliarovsky n’y change rien. C’est tout juste si l’on fait attention à lui. Il presse les cuisiniers de questions. Ivan Daniluc lui répond :
    — Ils refusent de toucher à leur bortsch , ils disent qu’on doit le jeter par-dessus bord !
    Pointant un index vengeur vers les tables, il fait constater à Giliarovsky que les hommes trompent leur faim avec du pain et du sel. Certains ont eu l’audace de réclamer du thé et du beurre !
    À grands pas, Giliarovsky arpente le réfectoire. Cette fois, on le remarque. Qu’est-ce qu’il veut, ce Giliarovsky de
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